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Atteinte de la voie lexicale

La voie « lexicale » identifiée par Morton et Patterson traduisait la procédure nécessaire à la reconnaissance en lecture rapide des mots familiers et en particulier à la lecture de mots irréguliers. Telle que décrite précédemment dans le modèle à deux voies, elle a aussi reçu diverses appellations dans la littérature, notamment la voie « logographique » (Seymour, 1990) ou encore la voie directe ou d’« adressage » Ellis, 1989). Sans la maîtrise de cette voie, le lecteur serait toujours astreint à une stratégie alphabétique de conversion graphème – phonème, qui se révèle passablement inefficace dans la lecture de phrases telles que « les poules du couvent couvent » ou encore « mon fils a cassé mes fils »!

L’accès normal au stade orthographique supposerait que le sujet ait acquis au préalable la capacité d’identifier des regroupements de lettres, mémorisant leur séquence dans les syllabes et mettant en correspondance ces structures avec leur transcription phonologique. Selon Seymour, la dyslexie lexicale serait essentiellement de nature morphémique, causée par un défaut de reconnaissance visuelle (donc un trouble de mémoire visuo-spatiale à long terme) des formes logographiques correspondantes aux segments constitutifs des mots familiers. Or ces segments présenteraient une très grande diversité, l’auteur ayant identifié plus de 400 combinaisons possibles entre consonnes et voyelles, incluant les di- et les trigraphes (tr, gh, ngl, tch…).

Lorsque cette voie lexicale présente un dysfonctionnement marqué, le sujet peut recevoir un diagnostic de « dyslexie dyséidétique » (Boder), encore appelée dyslexie morphémique ou de surface (Seymour, 1986). Ces sujets éprouvent donc une incapacité à automatiser leur lecture, ne pouvant s’aider de l’apparence visuelle du mot pour accéder à sa signification. Tout se passe comme s’ils ne pouvaient récupérer en mémoire la prononciation qui est associée au mot présenté. La difficulté sera d’autant plus grande que les mots auront une orthographe irrégulière, en particulier lorsque ceux-ci sont constitués de graphèmes qui ne doivent pas être prononcés comme dans les mots « doigt » ou « sept » ou dont la prononciation ne respecte pas l’orthographe, tels « femme » ou « second » précédemment mentionnés. On parle alors d’erreurs de régularisation . Ce trouble, beaucoup moins fréquent que le précédent, apparaît par contre encore plus perturbateur pour l’accès à la signification du texte lu, car le rythme de lecture ne peut que très difficilement s’accélérer, entravant d’autant l’accès à la représentation mentale et au raisonnement inférentiel.

Cependant cette voie lexicale s’appuie aussi sur une analyse visuelle nécessaire à la reconnaissance du lexique visuel proposé. Un petit nombre de dyslexiques présentant des difficultés majeures à ce niveau, quelques études des fonctions perceptuelles seront rapportées ci-dessous.

La lecture s’effectuant nécessairement au même titre que toute analyse visuelle d’objets ou de scènes requiert l’intégrité du système neuronal visuel. Selon Seymour (1990) l’identification des formes écrites (lettres ou mots) dépend à la fois de la typographie utilisée (notamment la taille des lettres), de la longueur du mot présenté, de la fréquence d’usage de celui-ci et de sa congruence (selon que le mot contient ou non des combinaisons consonantiques impossibles à lire ou une absence de voyelles). Si l’analyseur visuel conduit à une reconnaissance satisfaisante des lettres ou des groupements de lettres ou encore des mots dans leur globalité, le traitement se poursuivra sur les plans phonologique et/ou sémantique.

Pour évaluer le fonctionnement de l’analyseur visuel, Seymour propose au lecteur des tâches de pairages visuels (de lettres ou de mots) et de lecture de mots isolés en utilisant des mesures de temps de réaction pour chacun des mots identifiés, et en faisant varier les différentes caractéristiques physiques des formes écrites tel que mentionné ci-dessus. Moins l’analyseur visuel se révèle efficace dans son traitement de l’information, plus le temps de réaction s’allonge donc plus faible est la compétence du lecteur.

De façon originale, Seymour a également proposé des arrangements spatiaux de lettres inusités (mot écrit sur deux lignes en alternance tels z i g z a g ou à la verticale), obligeant le lecteur à une démarche « séquentielle » (lettre à lettre), ce qui permet mieux d’évaluer la compétence du système visuel qu’une démarche « simultanée » d’identification des mots.

L’auteur rapporte plusieurs cas de sujets dyslexiques (développementaux) où il a pu mettre en évidence une atteinte du traitement visuel comme cause majeure de leurs difficultés de lecture. Ces sujets présentent en effet un allongement très sensible de leur temps de réaction à la fois dans les activités de pairages visuels de mots et de décodage des arrangements spatiaux inusités. Leur temps de lecture s’allonge également de façon indue en fonction de la longueur des mots et de leur rareté d’utilisation. Par opposition aux dyslexies phonologiques et lexicales (morphémiques), l’auteur parle ici de dyslexies d’analyse visuelle.

Ces difficultés de perception visuelle sont certainement aussi à mettre en relation avec l’analyse que fait Beaune (1987) du comportement oculomoteur erratique de certains dyslexiques. En effet, cet auteur rapporte les études de Javal (1978) selon lesquelles la lecture normale s’effectue par des séries de saccades oculaires suivies de fixations du regard. Ces saccades s’opèrent de la gauche vers la droite, du moins dans notre monde occidental, mais à diverses reprises, le mouvement doit s’inverser, permettant le changement de lignes ou des retours en arrière. Ces derniers se produisent notamment lors de difficultés de compréhension du texte lu. Ces « stratégies de regard » prendraient environ de 4 à 5 ans pour se mettre en place et s’automatiser dans le cours du primaire chez un enfant normal.

La durée moyenne des saccades, telle que rapportée par Javal, serait d’environ 35 millisecondes et leur longueur de 8 à 9 caractères graphiques. Elles représenteraient environ 10% du temps de lecture pendant lequel l’acuité visuelle est nécessairement amoindrie et leur rôle serait de focaliser l’œil sur le texte à lire afin d’obtenir une analyse visuelle toujours optimale. Quant aux fixations, leur durée serait d’environ 225 millisecondes et elles permettraient de saisir simultanément jusqu’à une vingtaine de caractères. Il est facile de concevoir que plus le lecteur est compétent, plus la durée de ses fixations est courte et moins il fait de retours en arrière. Par ailleurs, plus la longueur de ses saccades augmente, plus il est en mesure de survoler son texte en lecture rapide. Des facteurs cognitifs de haut niveau, liés à la compétence du lecteur et au niveau de difficulté du texte, interfèrent donc avec la vitesse du décodage.

Beaune a pu observer que chez certains sujets présentant des difficultés de lecture, les saccades sont très courtes tandis que leurs temps de fixation s’allongent et qu’ils effectuent de fréquents retours en arrière. L’auteur rapporte également des travaux effectués sur l’organisation du regard de jeunes dyslexiques, par enregistrement électro-oculographique. Ces sujets présenteraient fréquemment une moins bonne efficience oculomotrice qui s’expliquerait aussi par un déficit de la structuration spatiale, pouvant s’accompagner d’une sorte de dyspraxie du regard chez certains d’entre eux : l’œil reste fixé sur un mot ou un groupement de mots sans qu’il puisse s’en détacher pour passer à la séquence suivante ou au contraire, les sauts s’effectuent de façon erratique. Parfois le sujet rapporte aussi percevoir une distorsion des lettres ou même avoir l’impression que celles-ci se déplacent ou encore bondissent à l’extérieur de la page.

Ces troubles évoquent en fait les problématiques rencontrées par les enfants IMC (Mazeau, 1995), même lorsque leurs troubles neuro-visuels sont relativement modérésv: difficultés de contrôle volontaire des saccades, fatigue rapide en situation de lecture, errances de recherche visuelle etc…même si ces enfants ne peuvent être considérés comme véritablement dyslexiques.

Quoiqu’il en soit, cette problématique apparaît plutôt exceptionnelle, ce qui expliquerait que plusieurs auteurs aient complètement nié l’incidence de troubles perceptuels dans la symptomatologie des dyslexies. Ils remettent particulièrement en cause la vieille hypothèse « visuo-spatiale » d’Orton (1925) selon laquelle les deux hémisphères cérébraux entreraient en compétition, comme si le droit percevait les lettres et les mots en miroir alors que le gauche les renversait pour les orienter correctement. Ces mêmes auteurs rapportent également les travaux de Vellutino (1979), sur l’apprentissage des lettres hébraïques, qui conclue que la difficulté essentielle des dyslexiques n’est pas de différencier ces caractères entre eux mais d’effectuer l’appariement visuo-verbal nécessaire pour prononcer les phonèmes correspondants, ce qui évoque toujours une difficulté de pairage graphème-phonème propre aux dyslexiques « phonologiques ». Van Hout (1994) va même jusqu’à conclure que l’hypothèse d’un déficit dans le traitement visuo-spatial doit être généralement abandonnée pour la dyslexie: au contraire, c’est l’hypothèse opposée qui tendrait à prévaloir puisque les dyslexiques présentent le plus souvent une supériorité dans ce domaine. Les mêmes allégations se retrouvent chez Shaywitz (1996) ainsi que chez Grégoire et Piérart (1994), qui s’appuient le plus souvent sur le fait que ces mêmes enfants ont tendance à avoir un quotient non verbal supérieur au verbal à l’épreuve d’intelligence, justement en raison de leur habileté sur les plans perceptuel et visuo-spatial. Notre expérience clinique nous a toutefois permis de rencontrer un certain nombre de dyslexiques de type «lexical», dont la problématique suggère à la fois une atteinte spécifique de la reconnaissance visuelle des structures lexicales de base ainsi qu’une faible efficience au plan de la poursuite oculo-motrice notamment.

Certains auteurs ont également rapporté l’incidence de l’écriture en miroir chez les dyslexiques. Le linguiste Lebrun (1990) expose au contraire dans son article plusieurs cas de sujets non dyslexiques présentant cette particularité principalement chez de jeunes gauchers. L’auteur en conclut aussi que la tendance à l’inversion spatiale des lettres entre elles (b pour d, par exemple) ou dans leur séquence à l’intérieur d’un mot (not pour ton, par exemple) ne peut que très rarement être considérée comme une difficulté propre aux seuls dyslexiques, même si elle se présente chez certains d’entre eux. Cette inversion proviendrait le plus souvent d’une tendance naturelle et temporaire à balayer la ligne du regard de droite à gauche, propre à ces enfants, et qu’on aurait souvent avantage à ne pas contrecarrer, selon cet auteur.

De la même façon, les troubles de la latéralité, comme ceux du schéma corporel ou une écriture défectueuse sont considérés par Estienne (1982) comme des facteurs associés occasionnellement plutôt que des déficits en relation causale avec un trouble de nature dyslexique.

Par Francine Lussier, Ph. D. Neuropsychologue Directrice des activités cliniques et scientifiques au Centre de formation CENOP Inc. Professeure associée au Département de psychologie de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR)

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