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Développement du calcul chez l’enfant

L’incontournable modèle théorique sur la genèse du nombre chez l’enfant provient de Piaget (1972). Dans une perspective constructiviste, l’acquisition de la notion du nombre était pour Jean Piaget intimement liée au développement logique qui se fait par stades successifs invariants. Les notions de classification (regroupement d’objets avec une caractéristique commune) et de sériation (mise en ordre des objets du plus petit au plus grand) seraient acquises à 4 ans pour des petites quantités. Les correspondances terme à terme (comparaison de quantité d’éléments) et le principe de conservation (indépendance de la disposition spatiale pour la permanence des quantités discrètes c’est à dire dénombrables) ne seraient maîtrisés que vers 6 ans. Ainsi, de deux séries contenant le même nombre de billes, l’enfant de moins de six ans choisira automatiquement celles dont la disposition occupe le plus d’espace comme étant la plus grosse parce que le critère spatial domine le critère logique de dénombrement. Van Hout (1995) rapporte cependant qu’actuellement les recherches sur la capacité perceptive du nourrisson remettent partiellement en question la théorie de Piaget. Les enfants de moins d’un an seraient en effet capables de comptage et d’appréhension spatiale avant même la manipulation d’objets. De plus, elle souligne qu’il existe des variations développementales dans le choix des critères de regroupement s’appuyant sur le mélange des critères logiques et spatiaux jusqu’à 3 ans, après quoi l’indépendance de ces deux critères s’installerait progressivement.

L’expérience quotidienne montre qu’avant tout apprentissage scolaire, l’enfant utilise déjà le nombre. Il peut réciter une petite suite de nombres et réaliser des dénombrements ou des correspondances terme à terme sur de petites quantités. Les nombres apparaissent donc assez tôt dans ses activités quotidiennes. Il les rencontre dans différents contextes et, intuitivement, il apprend la distinction entre les mots représentant des nombres et les autres mots. Ces mots constituent rapidement un domaine lexical relativement autonome et utilisable aussi bien en compréhension qu’en production. Camos et ses collaborateurs (1998) rapportent que la maîtrise de la chaîne numérique verbale (le comptage) contribue à l’élaboration du concept du nombre. Les recherches démontrent en effet que les processus de quantification et notamment le comptage sont des précurseurs cognitifs et linguistiques fondamentaux pour le calcul et les acquisitions arithmétiques (résolution de problèmes). La maîtrise de la séquence verbale est de toute première importance et sous-tend le développement des capacités arithmétiques au sens large. Elle influence l’acquisition des principes numériques de base tels la correspondance et la cardinalité, la conservation, l’énumération, l’addition, la soustraction et la division d’ensembles (Pesanti, 1995).

Même si la méthodologie de Piaget et sa thèse sur la genèse des nombres sont remises en question quant à l’âge d’apparition et l’inaltérabilité des stades (voir Pesanti, 1995 pour une critique), ses observations sur les activités cognitives des enfants restent riches de sens. L’examen des conduites de l’enfant durant les épreuves qu’il leur propose ne laisse aucun doute sur l’importance des habiletés visuo-spatiales qui se construisent de façon concomitante. Au début, l’enfant ne peut considérer qu’un nombre restreint d’objets à la fois dans une tâche de sériation l’entraînant à fabriquer plusieurs petites sous séries. Progressivement il maîtrisera l’environnement spatial qui lui permettra de considérer la globalité des éléments pour constituer une seule grande série. Quand, dans des épreuves de conservation, l’enfant est incapable de dissocier la dispersion des objets et l’accroissement de la quantité, c’est que le raisonnement visuo-spatial domine le raisonnement logico-mathématique du dénombrement celui-ci n’étant pas spontanément utilisé avant 6 ou 8 ans.

L’évolution des productions écrites de symboles numériques servant à représenter la cardinalité (la quantité) d’un ensemble suit, elle aussi, une progression développementale et passe d’une représentation iconographique globale sans respect de la cardinalité (vers 3-4 ans) jusqu’à la production du cardinal de l’ensemble en chiffres ou en lettres à 5 et 6 ans (Seron, 1997). L’appréhension visuo-spatiale des plus jeunes est tout de même accompagnée d’un début de représentation de la quantité puisque chez eux les petites quantités (1 ou 2) sont reproduites par une ou deux graphies respectivement, mais à ce stade, cette notion de quantité ne comprendrait que trois éléments : un, deux et beaucoup.

La maîtrise du dénombrementexige 1) la connaissance de la chaîne numérique, 2) le pointage terme à terme de chaque élément d’un ensemble considéré une seule fois et une fois seulement et 3) la coordination de ces deux activités qui détermine avec précision la frontière entre les « déjà comptés » et les « encore à compter » (Fayol, 1990). Camos et ses collaborateurs (1998) ont voulu démontrer que des contraintes fonctionnelles affectant l’exécution de dénombrement pouvaient dégrader la performance (la réussite) sans altérer pour autant la compétence (la compréhension). À cette fin, ils utilisent un groupe d’enfants dysphasiques (pour qui l’énonciation des chaînes numériques constituent une contrainte), un groupe d’enfants dyspraxiques (pour qui le pointage constitue une contrainte) et deux groupes contrôles (pairés pour l’âge à chacun des deux premiers groupes) qu’ils soumettent à une épreuve de production comprenant quatre tâches : 1) une tâche de pointage avec des cibles soit aléatoires soit alignées, 2) une tâche d’énonciation de la chaîne numérique verbale, 3) une tâche de dénombrement d’une collection homogène et 4) une tâche de dénombrement d’une collection comportant des interférents visuels soit dispersés aléatoirement soit disposés linéairement. Ils administrent ensuite des épreuves comparables où les enfants doivent maintenant juger de l’exactitude ou des erreurs dans les réponses produites cette fois ci par l’examinateur.

Cette deuxième série d’épreuves permet de savoir si l’enfant comprend le dénombrement et la quantité, connaît la chaîne numérique et la règle de pointage afin de déterminer si, à défaut de performance, (dans la première série d’épreuves) l’enfant dyspraxique ou dysphasique possède quand même un niveau de compétence. Les résultats démontrent que les enfants de sept ans réussissent toutes les épreuves. De plus, la disposition (aléatoire vs linéaire) affecte peu la réussite des sujets à la tâche de pointage, bien que ce dernier soit plus lent dans la condition aléatoire. Au contraire, les dénombrements dans la position aléatoire s’effectuent plus rapidement, qu’il y ait interférents ou non. Camos et ses collaborateurs n’expliquent pas pourquoi le dénombrement est plus rapide en disposition aléatoire mais on peut certainement évoquer la possibilité qu’une dimension spatiale favorise cette activité et que la maîtrise des habiletés spatiales joue un rôle dans le dénombrement. D’ailleurs les enfants dyspraxiques, affectés par des difficultés d’exploration spatiale, présentent un tableau de performances plus inquiétant que les dysphasiques : dans toutes les épreuves de production, les enfants dyspraxiques font plus d’erreurs que leur groupe contrôle et la différence est beaucoup plus importante qu’entre les enfants dysphasiques et leur contrôle. L’étude de Camos démontre donc l’importance d’une intégrité des fonctions visuo-spatiales dans le dénombrement chez l’enfant.

Après le passage de la maternelle l’enfant poursuivra l’apprentissage des nombres par l’accès à des règles arbitraires de plus en plus complexes qui l’amèneront à comprendre la valeur des nombres et à pouvoir les produire. Il passera progressivement d’une appréhension intuitive qui fait appel à ses capacités visuo-spatiales à un système codifié qui fait intervenir ses capacités logico-mathématiques. Toutes les civilisations ont élaboré un système de numération comprenant un certain nombre d’éléments et des règles qui les régissent afin de réduire la multiplicité des éléments nécessaires à son élaboration. Les différents systèmes ont cependant des règles distinctes qui leur sont propres et sont forcément dépendantes de la langue d’usage [1]. Dans le système verbal français on trouve 25 éléments (ou primitives lexicales) comprenant quatre classes : les unités (un à neuf), les dizaines (dix à soixante), les particuliers (onze à seize) et les multiplicateurs (cent, mille, million, milliard) desquels tous les autres nombres découlent en suivant des règles grapho-phonologiques (syntaxe) qui définissent la numération. Le système arabe ne contient que 10 éléments (0 à 9) à partir desquels on peut constituer tous les autres nombres suivant une syntaxe qui, elle, repose sur une dimension spatiale, c’est à dire de position ; la valeur d’un élément dépend de sa position dans la séquence (voir l’approche en neuropsychologie cognitive ci-après). L’enfant apprend progressivement les règles syntaxiques de ces deux systèmes et les règles de transcodage lui permettant de passer d’un système à l’autre.

Dans une étude avec des enfants de 2ième année du primaire, Seron (1997) a examiné les erreurs habituelles que produisent les enfants durant leur apprentissage des règles de transcodage. Il conclut que les erreurs lexicales (confusion de la correspondance graphique du nombre (par exemple, quatre mille vingt cinq transcodé 3,025) disparaissent avant les erreurs syntaxiques (par exemple quatre mille vingt cinq devient 400025). Les erreurs syntaxiques proviennent d’abord du manque de maîtrise des règles des nombres arabes (cent neuf devient 1009) puis d’une généralisation abusive des règles « pivots » apprises (si mille deux devient 1002 alors mille douze devient 10012 et mille vingt devient 10020). Seron note que « plusieurs enfants semblent suivre un patron d’évolution différent soit qu’ils généralisent à partir d’une autre forme pivot, soit qu’ils présentent un quotient de généralisation particulier, soit qu’ils élaborent un autre ensemble de règles. Cette assez grande variabilité suggère l’existence de trajectoires différentes dans la maîtrise de l’écriture des numéraux arabes » p. 76. L’effet lié à l’ordre des apprentissages expliquerait pourquoi certaines formes de transcodage sont acquises plus tôt. L’analyse de ces données tend à démontrer que les difficultés proviendraient d’une faible maîtrise de la syntaxe arabe impliquée dans les mécanismes de production plutôt que d’une mauvaise compréhension de la numération verbale.

Pour Meljac (1995), l’acquisition des compétences en mathématiques s’établit soit sur des bases interdépendantes, soit sur des bases hiérarchiques. Comme on l’a vu, le dénombrement ne s’effectue que lorsque la chaîne de numération, le pointage et la coordination des deux amènent à la cardinalité de la collection. L’algorithme de l’addition (pour des nombres plus grands que 10) repose à la fois sur le concept de somme, sur la connaissance de la numération de position (unités, dizaines, centaines) de même que sur la connaissance mémorisée et l’évocation des faits numériques (table d’addition). Ces activités sont donc interdépendantes dans l’élaboration de l’addition.

Il existe cependant des systèmes hiérarchiques aisément repérables dans le développement des conceptualisations arithmétiques. Les enfants ne comptent jamais au delà de 10 avant de compter jusqu’à 10 ; les doubles sont plus facilement mémorisés (6 + 6 est plus facile que 6 + 7) ; les enfants réussissent à trouver l’état final d’une collection connaissant son état initial et la transformation qu’il subit (augmentation ou diminution), avant d’être capables de trouver l’état initial, connaissant l’état final et la transformation (e.g. : 8 + 3 =? est plus facile que? + 3 = 11).

De fait, le développement des connaissances s’effectue le plus souvent sur une base hiérarchique, c’est à dire que l’acquisition d’une habileté repose sur celle qui la précède ; les concepts de dénombrement, la compréhension et la production des nombres sont progressivement acquis et généralement maîtrisés après la troisième année du primaire. Même si les connaissances se construisent de manière interdépendante ou de manière hiérarchique, à mesure qu’il progresse dans son apprentissage des mathématiques, l’enfant voit se diversifier les champs de cette matière, il développe des goûts et des compétences plus prononcés pour l’un ou pour l’autre. Quelques-uns préféreront les opérations de calcul, d’autres la géométrie, d’autres la résolution de problèmes durant le primaire. Bien que certaines matières paraîtront représenter des champs isolés pour l’adolescent au secondaire qui apprend à les maîtriser, l’examen attentif au contraire démontre qu’ils sont tous imbriqués les uns dans les autres et qu’il s’agit de systèmes différents de communication pour exprimer une même réalité. Une équation quadratique en algèbre se représente sur un axe de coordonnées en géométrie analytique et se traduit en trigonométrie grâce aux radiants. Qu’arrive-t-il donc à l’enfant qui échoue à l’une ou l’autre des étapes de la construction des compétences en mathématiques?

Par Francine Lussier, Ph. D. Neuropsychologue Directrice des activités cliniques et scientifiques au Centre de formation CENOP Inc. Professeure associée au Département de psychologie de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR)

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